Bindi : Oh-Ophelia…

Je sentis mon esprit s’ouvrir d’un seul coup. L’axe qui me traversait du sommet du crâne aux talons s’enfonçait dans la terre, dans les sombres profondeurs minérales et s’élançait dans les cieux et la noirceur déserte entre les soleils.
Mon regard embrassait le monde et rien de ce qui s’y passait ne m’était caché, de l’insignifiant lombric qui creusait la terre au puissant souverain murmurant un secret à sa maîtresse et jusqu’aux raisons de l’errance des astres. Tout cela devint mon être et s’étendit encore. Il n’y eut plus de « je » mais seulement pure conscience d’être. Conscience franchit un seuil et le temps disparut. Tous les instants de tous les lombrics de l’univers lui furent accessibles.

1903, 15 octobre.
2 passage Vérité, Paris, petit boudoir au premier étage.

Marcus avait toqué plusieurs fois à la porte sans avoir de réponse. Inquiet, il finit par entrer. Ophélia était là, endormie. Pâle. Inerte. Il se précipita et vit qu’elle avait le Livre, ouvert, dans sa main déjà froide comme la pierre. Entre ses yeux grands ouverts, une ride à la forme étrange s’estompait rapidement. Marcus prit le Livre et le remit dans sa boîte cadenassée. Son maître avait eu raison de le mettre en garde et Ophélia avait été sotte de ne pas écouter. Accablé, il la recouvrit et pleura.

Conscience pleura avec lui et rit, s’affligea et se réjouit.

Cela fut, ce sera, l’histoire d’Ophélia qui s’arrête comme ça.


Avec cette ritournelle dans la tête, Oh-O-phe-lia…

Oh, Ophelia, you’ve been on my mind girl since the flood
Oh, Ophelia, heaven help a fool who falls in love


Écrit au Louvre, avec ❤️Saba qui a (!!) dessiné autre chose pendant ce temps-là.

Le premier secret

This entry is part 2 of 2 in the series Les secrets
Le premier secret confié à Vénus, François Jouffroy

J’avais toujours besoin de modèles. Je ne pouvais évidemment pas me permettre de les payer et j’en étais réduit à me contenter du peu de temps que l’on m’offrait.

Mais cette fois c’était différent. Elle avait toqué timidement à la porte de l’atelier. On lui avait vanté mon talent avait-elle dit. Nul doute qu’on s’était moqué d’elle et de sa naïveté. Dès que je la vis, je sus. Elle dégageait cette candeur innocente propre à son âge et pourtant son corps avait déjà l’incandescence animale de la femme qu’elle devenait. J’avais rêvé de ce « premier secret » et voilà que son incarnation se tenait devant moi.

Je la laissais errer dans mon antre, au milieu des pièces à demi achevées, étudiant tous ses gestes, tout ce qui faisait d’elle une Vénus en train de prendre chair. Elle semblait inconsciente de mon regard posé sur elle ou plutôt elle ne s’en souciait pas.

Je lui expliquais simplement comment j’allais travailler avec elle et elle accepta d’un geste doux de la tête. Je lui indiquais l’estrade où se trouvait le buste de Vénus à demi fini et elle y monta, semant derrière elle ses vêtements avec un abandon qui me fit fondre. Je fermais les yeux.

Elle était toujours là lorsque je les rouvris, rêve fou de sculpteur, se tenait sur la pointe des pieds pour scruter le buste de plus près. M’approchant lentement, comme pour ne pas effrayer une biche farouche, je tendis la main vers sa peau de lait. Doucement je laissais mes doigts effleurer ses mollets. Elle se figea mais je la sentais frémir. Je laissais ma main remonter doucement, dessinant le contour des cuisses fines, des hanches rondes. Mes doigts admiraient en silence le méplat arrondi du ventre et le creux du nombril, faisaient connaissance avec les courbes délicates du dos et la complexe et fascinante mécanique de l’épaule. Un doigt courant sur la clavicule et remontant vers l’oreille lui arracha un soupir. Son visage rosi était extatique. Rassemblant ses cheveux dénoués dans mon poing, je lui fis lever la tête et poursuivit mon exploration de ses traits délicats, résistant à la tentation d’utiliser, pour explorer ses reliefs, mes lèvres, ma langue, tout mon corps.

Je laissais mes caresses se faire plus douces et m’éloignais, la laissant dans cette pose ingénue, semblant parler au buste impassible. Je pris une motte de glaise et eus vite fait de reproduire sa forme ensorcelante dans la terre humide. Mes mains encore pleines du souvenir de ses creux et de ses seins travaillaient sans effort. J’avais fermé les yeux. Lorsque je revins à moi, elle n’avait pas bougé, déesse de chair incarnée, vivante et chaude. Puis elle tendit sa main vers moi et ce fut mon âme qu’elle sculpta.

Elle ne revint jamais mais sa visite fut pour moi un univers en soi, un grain d’éternité, condensé, confié au marbre dur. Ainsi son souvenir survivra aux siècles, éternelle première fois.

Dessin au bic par Saba-chan

Écrit au Louvre, en compagnie du dessinateur, ❤️Saba-chan

Le secret d’en haut

Belle rose

Femme piquée par un serpent, Auguste Clésinger

«Belle allons voir si la rose…» Belle allons voir si la rose, ces quelques vers en boucle dans sa tête comme une ritournelle, insupportables, vidés de sens à force de répétition. Bélalon, bélalon… car la rose éclose, la rosée close, la rozécloze, bélalon alarozécloze, ça faisait un abracadabra parfait !
Fatiguée de sa cueillette dans la touffeur d’août, elle posa son bouquet et s’allongea à l’ombre du rosier. Elle sombra lentement dans un sommeil agité, où le rosier fâché la poursuivait et finissait par la mordre d’une mâchoire d’épines.
Éveillée en sursaut par une douleur vive, elle se tordit et vit épouvantée un éclair vert disparaître sous fourré. Sur sa belle cuisse blanche, deux piqûres où perle le sang carmin.

Héraclès et Télèphe

This entry is part 1 of 2 in the series Héraclès

– Arrête de gigoter !
– Mais veux jouer avec le lion papa !
– Arrête de gigoter tu vas tomber !
– Mais-héééééé-ouiiiiiin !
– Très bien !

Il posa son fils au sol. A peine les petits pieds eurent-ils touché terre que l’enfant décampa vers le corps ensanglanté. Sa mère va me tuer pensa Héraclès résigné. Continue reading « Héraclès et Télèphe »

Lucius Verus

Lucius Verus, co-empereur de Marc Aurèle de 161 à 169, marbre.

J’ai réussi. Me voici enfin en présence de l’empereur. Moi qui suis si sûr de ma force, de mon courage, moi qui me suis répété un million de fois qu’un empereur n’est qu’un homme, me voilà impressionné par cette présence. Le doute m’envahit. Ma raison a beau énumérer tous les arguments si souvent ressassés contre la nature divine des empereurs romains, mon âme est sensible aux qualités qui se devinent en ce souverain. Il n’est pas si grand, il n’est même pas si musclé, mais il a ce regard, ce regard changeant.

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