Comme d’habitude, j’avais bâclé la messe du matin. La prêtrise n’avait rien d’une vocation, surtout lorsque je devais accomplir cette corvée quotidienne aux petites heures du matin. A cette heure-là mon seul public était le boulanger et les vieux, insomniaques. Les beaux jeunes gens ne venaient qu’aux vêpres où je n’étais pas autorisé à officier, et où je ne pouvais donc pas voir l’assemblée, ce qui aurait été ma consolation.
Je traînais dans la nef, peu pressé de rejoindre le presbytère où une corvée de plus m’attendait : écrire le sermon du curé. Ha ! Je n’étais pas assez bon pour récolter les lauriers mais je l’étais bien assez pour faire le boulot pour lui ! Je préparais ma vengeance subtilement en glissant régulièrement des allusions dans ses sermons à côté desquelles sa cervelle épaisse passait sans frémir et qui le moment venu le décrédibiliseraient totalement. En attendant, le prochain évangile parlait de vol et de mensonge et j’avais l’intention de placer quelques phrases bien senties pour dénoncer l’exploitation qu’il faisait de mes talents. Il ne me relisait jamais de toutes façons, persuadé qu’il était de son bon droit et de ma coopération servile. Je ricanais déjà : soit il lirait devant l’assemblée l’aveu de sa paresse, soit il se rendrait compte de ce qu’il disait et il serait bon pour bafouiller et quitter la chaire sans oser finir de peur que la suite ne soit pire.
Tout à ma rêverie, je ramassais machinalement un châle oublié par sa propriétaire, sans doute la vieille veuve Michaud, pensant le lui rendre plus tard dans la journée. En me redressant, je fus soudain frappé par l’obscurité inhabituelle. A cette heure-là normalement le soleil levant aurait dû commencer à éclairer les vitraux. Peut-être le temps était-il couvert. Finissant rapidement le tour de l’église déserte, je pris l’enveloppe contenant la maigre recette de la quête matinale et sortis. Le soleil éclatant m’éblouit. Fronçant les sourcils, je revins à l’intérieur qui me parut plus sombre encore, sans doute par contraste. Interloqué, je ressortis vivement et traversais la rue : le soleil levant frappait les vitraux qui auraient dû créer les habituelles taches multicolores sur le sol de la nef. Je revins lentement à l’intérieur où il me sembla que l’atmosphère s’était alourdie d’une menace intangible. Jetant toute componction aux orties, je me mis à courir, ouvris une porte à la volée et montais quatre à quatre les marches menant au balcon du grand orgue. De là, j’eus enfin une vision d’ensemble. A cet étage, il faisait plus clair et je distinguais quelques rayons colorés autour de la rosace mais aucun d’eux n’atteignait le sol. Au lieu de cela, ils étaient absorbés par un voile brumeux qui semblait s’échapper de l’autel. Épouvanté, j’observais le phénomène, tétanisé. Je rassemblais mon courage pour aller voir de plus près l’endroit d’où venait la noirceur mais lorsque j’atteignis le pied de l’escalier, je fus pris d’une quinte de toux violente et mes yeux se mirent à pleurer dans la brume fuligineuse. Je pris mes jambes à mon cou, fuyant vers la sécurité du presbytère sans même prendre le temps de verrouiller les portes derrière moi.
J’arrivais à bout de souffle au presbytère pourtant proche. Le curé me voyant paniqué retint la critique que je devinais sur ses lèvres et me laissa raconter, pantelant, mes mésaventures. Il ne me laissa pourtant pas finir, me réprimandant de mentir de façon éhontée, d’abuser du vin de messe et devint furieux lorsqu’il réalisa que l’église était restée ouverte. Il partit en courant, craignant sans doute le vol des calices, me vouant aux gémonies. Il fut vite de retour cependant, aussi blanc que le linge d’autel et plus furieux encore qu’auparavant. M’agrippant par le bras sans un mot, il me traîna dehors. Il ne desserra les dents que pour grogner notre destination : l’évêché. Rasséréné qu’il ne veuille pas me ramener vers l’église, je le suivi de bon gré. Là-bas, il exigea d’être reçu en urgence par le vicaire épiscopal et fut introduit dans une antichambre pleine à craquer d’hommes d’église parmi lesquels je reconnus les prêtres et curés des paroisses voisines qui se regardaient, les yeux écarquillés de frayeur, sans oser s’avouer qu’ils étaient tous là pour la même raison.
Après une attente qui me sembla une éternité, le vicaire épiscopal parut. Il jaugea la salle et nous invita sèchement à regagner nos paroisses, promettant de nous visiter tous dans la journée. Chacun repartit en silence et mon curé, rasséréné par la démonstration d’autorité, se mit à spéculer gaiement sur la brièveté supposée de l’incident maintenant que le vicaire épiscopal -de qui il avait haute opinion- s’occupait du problème. Il se tut petit à petit lorsqu’il vit que le nuage sombre avait débordé les murs de l’église et envahi les rues adjacentes, incitant la foule qui s’amassait autour de nous à mêler sans logique aucune suppliques et accusations de sorcellerie. La foule commençait à s’échauffer, menaçant de nous faire un mauvais parti. Sans attendre de voir s’il parviendrait à calmer leur colère, je me laissais repousser en arrière, retirais subrepticement mon col romain et l’abandonnais sur place. J’eus la chance de ne pas être remarqué et parvins à quitter la ville avec ce que j’avais sur moi, mon pantalon, ma chemise et ma veste, le châle de la veuve que je n’avais pas eu l’occasion de rendre et la recette de la quête.
La somme me tint une grosse semaine en me nourrissant frugalement. Partout les citadins fuyaient les villes, partout les mêmes histoires. Tous les lieux de culte, de la cathédrale à l’humble chapelle et jusqu’aux calvaires aux croisées de chemins, tous étaient sources de pestilence. Ceux qui restaient trop longtemps dans les vapeurs délétères tombaient malades et mouraient. Les rumeurs les plus sombres disaient que lorsque les prêtres tentaient d’établir des autels de fortune, ceux-ci tombaient rapidement dans la ténèbre. J’aurais voulu fuir la chrétienté, espérant trouver sous d’autres cieux un air plus salubre mais il fut vite évident que tous les pays étaient victimes, toutes les religions touchées, chaque mosquée, chaque synagogue, chaque lieu de culte, quelque obscur qu’il soit, si peu nombreux les adeptes. Je me trouvais une place parmi les réfugiés, le dur labeur des champs devenu une nécessité vitale pour lequel aucun talent n’était nécessaire.
Les foules cherchaient à se raccrocher à une foi, n’importe laquelle et ne faisaient que tomber de Charybde en Scylla. Il y eut des massacres, des suicides de masse, de grands autodafés de livres sacrés et des renversement de gouvernement. Puis les ténèbres refluèrent peu à peu, ne dépassant plus les murs des temples mais refusant obstinément de les quitter. Ils restèrent, sinistres témoins muets d’une époque révolue. On les ignora ostensiblement. La fin du monde avait eu lieu ; la vie reprit son cours, avec en creux un grand vide où avaient été les religions de l’humanité.
Nouvelle griffonnée en solo au Louvre le 28 IX 2016, dans une encoignure de fenêtre d’où j’ai effrayé quelques touristes concentrés sur les œuvres, puis retravaillée le 20-21 VIII 2017.
La photo a été prise en contre-plongée avec Aglaé, d’où la perspective un peu étrange.