Il était souvent béat, le soleil lui faisait cet effet là. Il se laissait bercer par la brise, sa conscience amorphe envahie par les bruissements du bosquet d’aulnes voisin. Onn propageait gaiement les derniers potins, toujours prêt enjoliver son récit. Ugg laissait dire, pas dupe mais bon public. Un coup de vent un peu plus fort le fit grincer et ses mésanges s’envolèrent d’un coup d’aile. La renarde qui avait fait sa tanière au flanc de la colline perdait son poil d’hiver par touffe et le couple profitait de l’aubaine pour garnir son nid.
Le babil incessant d’Onn attira soudain son attention. “Humain-avec-des-outils, passe près d’Onn, passe près d’Ugg, passe près d’Uss, passe près d…” Onn déroula la litanie des noms jusqu’aux limites orientales de la forêt. Au-delà, il y avait d’autres arbres bien sûr mais ils étaient trop loin pour communiquer facilement. Ainsi donc des humains étaient venus arpenter le sous-bois ? Pas de simples promeneurs mais des humains avec des outils. Ugg s’agita dans la brise printanière. Il n’y avait pas prêté attention sur le moment mais il se souvenait vaguement de leur passage. Ils avaient… des outils en métal, de grandes feuilles bruissantes aussi. Onn disait qu’ils avaient coloré l’écorce de certains arbres un peu plus loin.
Ugg se souvenait de vieilles histoires, transmises par le vent. Déformées et transformées au fil des répétitions, elles parlaient des outils tranchants des humains, de la mort soudaine qu’ils apportaient, de forêts entières anéanties. Ugg n’était pas sûr d’y croire, cela ressemblait aux histoires de vents-cyclones qu’on raconte pour se faire peur. Bien sûr les humains avaient des outils-qui-tuent, cela il en avait souvent été témoin. La renarde par exemple n’avait dû sa survie au dernier automne qu’à l’épaisseur des fourrés dans lesquels l’humain l’avait perdue. Même le chien n’avait pas réussi à la déloger, n’y gagnant qu’un coup de dents précis sur le nez. Il était retourné vers son humain en gémissant pitoyablement. Ugg savait que les humains tuaient les autres animaux, les êtres-mobiles, mais ils ne s’étaient jamais attaqués aux êtres-immobiles. Les promeneurs tailladaient l’herbe, cueillaient les fraises et les champignons mais bien qu’immobiles, ces choses là n’étaient pas des Êtres. Incapables de communiquer, Ugg les considérait comme à peine plus que des cailloux. Non, les humains n’étaient pas un danger pour la forêt.
Onn était un idiot de colporter des rumeurs aussi inquiétantes. A coup sûr Uss allait saisir l’excuse pour pousser une branche tordue. Uss n’était pas si bavard mais il avait tendance à somatiser la moindre émotion. Enfin, c’était la caractéristique de son espèce après tout, on ne pouvait guère lui reprocher son hérédité. Ugg sentit ses pensées ralentir, comme un sirop qui s’épaissit dans le froid. La lune avait remplacé le soleil pendant qu’il méditait et il laissa son inquiétude s’évanouir dans la torpeur nocturne.
Il oublia les humains et leurs outils, régnant serein sur le petit peuple qui habitait ses branches. L’été passa lentement, les oisillons du couple de mésanges prirent leur envol et les glands mûrirent dans la pénombre douce du sous-bois. Ugg était béat.
Ses pensées lentes ne purent envoyer dans le vent qu’un message bref avant que le bulldozer ne l’abatte. “Les humains tuent…”
Près de lui, la présence familière d’Onn s’était tue.
Écrit à Brussels cette fois, en compagnie de Lord Westmorland. Inspiré par les arbres omniprésents de la campagne circomvoisine…