Nous sommes venus un peu tard et j’ai envie de voir les sous-sols du musée pour une fois, alors nous n’écrirons sans doute pas comme nous en avons pris l’habitude. Mon guide m’entraîne vers une salle où sont visibles les fondations du château, celui du Moyen-Âge. A peine entrée dans cette salle des Douves, je me sens mal à l’aise. Serait-ce encore ma claustrophobie intermittente qui me joue des tours ? Mais le plafond est au moins à 10 mètres et on ne peut pas dire que les murs soient oppressants.
J’avance, essayant de mettre le doigt sur cette sensation étrange, intangible, ce malaise indéfinissable et diffus. Je me force à prendre le temps d’étudier chaque panneau informatif – il y a même des plans en reliefs pour les mal-voyants – mais mon attention est concentrée sur mes sensations. J’essaie d’imaginer le passé, ce qui s’est produit ici autrefois, lorsque les gens y vivaient vraiment et n’avaient aucune idée qu’un jour leurs descendants y viendraient bader devant des œuvres d’art. Aussitôt se superposent les images de maçons étayant les fondations et de guerriers massacrés mais une autre image s’impose bien vite, celle des gens à l’abri derrière les remparts, qui ont été protégés pendant des décennies. Une image paisible. Alors pourquoi ais-je la sensation persistante d’être menacée ?
Je m’approche d’un mur, mains tendues, essayant de percevoir l’énergie qui se dégage des pierres. Mes paumes picotent aussitôt et je n’ose pas même toucher l’enceinte tant la sensation, à plusieurs centimètres, est forte déjà. Tremblante, je m’éloigne vivement et frotte mes paumes l’une contre l’autre, rompant la connexion en train de s’établir. Mais je sens maintenant que l’énergie est partout, pas seulement dans la pierre, elle infuse l’air lui-même et remplit le fossé comme le faisait l’eau autrefois. Est-il possible que la construction ait été enchantée ? Qu’on ait appris aux pierres à reconnaître la magie et à s’en méfier ? Je frissonne, soudain inquiète, je suis l’ennemie en ce lieu.
Mon guide n’a pas encore perçu l’étendue de mon malaise, il me tire vers une salle où l’on en apprend plus sur les siècles suivant mais je résiste, bredouille une vague excuse et me précipite vers la sortie. Mon malaise se dissipe aussitôt. Je suis dans une toute petite salle – ce n’était donc pas de la claustrophobie – presque entièrement occupée par un sphinx serein. Sous le regard millénaire de la chimère de pierre, je me sens protégée. Cette créature gardienne des seuils et moi, nous nous comprenons. Nous sommes semblables, plurielles par nature, inconnaissables. Bienveillante, elle me laisse poursuivre ma visite et poursuit sa veille inlassable, gardant un œil sur le passage.
Emportée dans les lointains marais du delta du Nil, j’ai oublié l’incident. L’heure passe parmi les reliques immortelles et voilà que les gardiens nous poussent vers la sortie. Je ne veux pas repasser par là mais ils ne me laissent pas le choix. Consciente que ma réticence leur serait incompréhensible, je prends mon souffle comme pour plonger profondément. Mon compagnon a remarqué mon malaise mais comment lui expliquer ce qui se joue ici ? Pourtant sans un mot, il accompli instinctivement la tâche qui est la sienne. Il prend ma main et la serre fort dans la sienne. Je le regarde, j’ai confiance, il ne la lâchera pas et nous fera traverser. Je ferme les yeux et je fais un pas. L’oppression malsaine et diffuse de tout à l’heure a disparu, quoi que ce soit, c’est réveillé, déterminé à me nuire. L’assaut est brutal, instantané. Je marche rapidement, laissant mon compagnon guider mon corps au plus vite vers l’autre côté pendant que je me concentre sur la bataille mentale. Rassemblant mes forces, j’appelle la Louve à mon secours. Créature de la Terre et du Feu Sauvage, elle ne craint rien ni personne et ne m’a jamais fait défaut. Pourtant aujourd’hui, je l’invoque en vain mais autre chose en moi s’éveille, un être dont j’ai conscience depuis quelques temps mais qui ne s’est jamais encore manifesté. Inattendue, la Vouivre déploie ses ailes et avec un cri silencieux de défi s’élance au-dessus de moi. Son corps serpentin de sirène ondule autour de nous, protégeant mon guide tout autant que moi et ses battements d’ailes puissants repoussent l’assaut invisible. J’ignore toujours contre quoi elle se bat mais la pression s’allège. J’ose ouvrir les yeux et j’aperçois la sortie toute proche. Ma vouivre s’élance, pressée d’échapper à cet enfer mais sentant la menace peser sur moi à nouveau, elle fait demi-tour et vient derrière moi protéger ma retraite.
Nous sortons enfin des douves. Je regarde autour de moi, surprise. Plus aucune trace du combat acharné qui vient de se livrer. La vouivre a disparu. Des douves, plus rien n’émane, comme si la porte coupait net l’influence démoniaque qui s’étend au-delà. Je souris, soulagée, et prends mon guide dans mes bras, heureuse que nous soyons indemnes. Il rit presque, se moquant gentiment de moi. Je lui explique, je sais qu’il ne me croit pas, qu’il ne me juge pas. Qu’il prendra mon récit pour l’enjolivement imaginatif d’une conteuse en herbe tentant d’expliquer ses paniques irrationnelles. Peut-être. Ou peut-être ais-je perçu les derniers soubresauts d’une magie ancienne, d’un temps où le roi était un thaumaturge qui devait se garder des magiciens ennemis. Sans cela pourquoi mon guide m’aurait-il avoué, au terme de mon récit, que ma louve et ma vouivre avaient pour compagnons le sphinx de son amante et sa propre salamandre ?
Écrit au Louvre, avec ❤️Saba et quelques êtres éthérés 👻…