Voici une histoire qu’un voyageur m’a rapportée d’il y a loin et longtemps, d’un pays riche et prospère qui ne connaissait ni le froid, ni la faim, ni la pauvreté. C’était un pays où chacun avait un toit et assez à manger, où il n’y avait pas de brigands mais à chaque coin de rue des poètes et des musiciens et les gens vivaient heureux et en paix.
Comme déjà vous savez, Mieux-Aimés, les hommes ne savent pas reconnaître le bonheur qui leur tape sur le bout du nez et dans ce pays là les gens ne s’y connaissaient pas plus. Ils aimaient les histoires de malheur et les drames et ne savaient pas qu’ils étaient heureux.
Un jour, alors qu’il était allé se promener plus loin que d’habitude, un homme trouva dans une clairière isolée un œuf énorme, aussi gros qu’un veau, rond, brillant comme un joyau, chaud sous le soleil. Il le trouva beau et le rapporta chez lui. Il le fit admirer à sa famille et à ses voisins et tout le monde s’extasia. La nuit, incapable de s’en séparer, il s’endormit tout à côté et fit un rêve étrange. De l’œuf une voix s’élevait : « Garde-moi au chaud, préserve moi des chocs car j’abrite un magnifique trésor. Tout ce que tu feras pour moi, je te le rendrai au centuple quand le temps sera venu. »
Émerveillé et sous le charme, l’homme fit ce que l’œuf demandait, l’installa sur une couverture moelleuse et le posa au soleil. Puis il l’entoura d’un feu et demanda à famille de s’en occuper jours et nuits. Bientôt presque tout le village fut en admiration devant l’œuf et le nourrit de bûches puisées dans les stocks pour l’hiver. Il n’y avait qu’une petite fille impertinente, une vieille percluse de rhumatismes et un jeune homme agité qui restaient insensibles au charme de l’œuf-joyau. La petite fille disait : « C’est un gros œuf, pourquoi ne pas nourrir le village avec et faire des bijoux de la coquille ? »
La vieille femme disait : « Il ne sortira de cela que du malheur, je le sens dans mes os. Lorsque l’hiver viendra, nous mourrons de froid. Brisons la coquille avant ça. »
Le jeune homme disait : « J’ai entendu une histoire sur un œuf semblable. C’est un œuf de dragon, quand il aura éclos, il nous mangera. Brisons la coquille en poussière et qu’on n’en parle plus. »
Mais les villageois se moquèrent : qu’étaient donc quelques bûches face au trésor promis ? Ils n’écoutèrent pas et bientôt eux aussi se mirent à rêver que l’œuf leur parlait. Il leur donnait des conseils sur comment mener leurs affaires et ils s’en trouvèrent bien. Quelques uns firent des cauchemars mais ils furent si effrayés qu’ils refusèrent d’en parler. L’influence de l’œuf grandit et se répandit dans tout le pays. Le village devint bientôt un lieu de pèlerinage où les gens venaient dans l’espoir de rêver et de recevoir des conseils de l’œuf.
Petit à petit, le pays changea, les routes se firent moins sûres et on parla d’attaques de brigands. L’homme qui avait trouvé l’œuf dit aux gens : « Ce sont nos voisins, ils sont jaloux de l’œuf et tenteront de le voler, nous devons être vigilants » et les gens chassèrent les poètes du coin des rues et les remplacèrent par des gardes, de peur qu’on ne leur vole l’œuf et pendant un temps ils en furent rassurés.
Sans que les gens s’en aperçoivent, les conseils de l’œuf se firent moins bénéfiques et devinrent cruel. Certains firent de bonnes affaires grâce à lui et d’autres se trouvèrent ruinés. On les chassa de leurs maisons et ils connurent le froid et la faim et la peur. Le pays changea encore et devint un lieu sombre que les voyageurs évitaient. Les gens restaient persuadés qu’on allait tenter de les attaquer. Les gardes qu’ils avaient installés ne les rassuraient pas assez et ils chassèrent les musiciens du coin des rues pour les remplacer par des guerriers et pendant un temps ils se sentirent en sécurité.
Pourtant de plus de plus de gens se trouvaient chassés de chez eux et faisaient des cauchemars terribles dont ils n’osaient pas parler. La petite fille qui voulait faire une omelette avait depuis longtemps été chassée à coups pieds. La vieille femme qui ne cessait de répétait qu’elle sentait le malheur arriver avait été chassée elle aussi et lorsque le jeune homme avait tenté de la défendre et de parler de dragon, il fut battu à coups de bâtons.
Tout le pays chantait les louanges de l’œuf qui semblait chaque jour plus brillant et plus beau. Mais certains habitants commençaient à regretter le temps de la musique et des chants, le temps où il y avait des musiciens et des poètes au coin des rues au lieu de guerriers armés de bâtons qui chassaient les fillettes impertinentes, les vieilles femmes pleines de rhumatismes et ceux qui voulaient les protéger. Mais ils n’osaient rien dire. Ils pensaient que c’était trop tard pour changer d’avis et qu’ils méritaient ce qui leur arrivait. Parfois il y avait un nouvel enfant impertinent et un nouveau vieillard clairvoyant et un nouvel homme pour les défendre mais les guerriers au coin des rues avaient des bâtons et personne n’osait s’y opposer. Et toujours les gens vivaient comme autrefois, disaient que tout allait bien et louaient l’œuf de tout ce qu’il faisait pour eux.
Enfin, vint le jour tant attendu où l’œuf se fendilla. Il se craquela puis explosa en un tourbillon de saphirs, d’escarboucles et d’émeraudes diamantines. La créature qui émergea était belle et grandiose et terrifiante. Elle tendit un long cou de serpent vers le ciel, déplia de larges ailes qui jetèrent une ombre scintillante sur des lieues alentour et poussa un cri qui fit trembler les murs et tomber les feuilles des arbres dans tout le pays. Les gens furent frappés par cette apparition. Certains pensèrent « DRAGON ! » et coururent se cacher. D’autres pensèrent « DRAGON ! » et restèrent figés de terreur. La plupart pensèrent « DRAGON ! » et furent émerveillés et se répandirent en chants de louange. Le dragon s’installa dans le pays comme chez lui. Chaque jour il mangeait douze vaches et vingt-quatre moutons, avalait six tonneaux de vin et douze tonneaux de bière et parfois il lui arrivait de croquer l’échanson mais on n’en parlait pas et on continuait à le vénérer. Il finit par croquer l’homme qui avait trouvé son œuf, sans autre raison que parce qu’il s’ennuyait ce jour-là et cela non plus, personne n’en parla.
Les pays voisins commencèrent à craindre que le dragon ne vienne se nourrir chez eux et ils préparèrent une armée pour le tuer. Lorsque celui-ci l’appris, il prit son envol, et en une seule longue expiration flamboyante, incendia l’armée envoyée contre lui. Les gens du pays furent frappés par cet exploit et chantèrent ses louanges encore plus fort. Ils firent semblant de croire que le monstre les avait sauvé de leurs voisins malveillants et continuèrent de vivre comme si de rien n’était. Pourtant la peur s’installait dans leur cœur et rien ne les rassurait. Ils armèrent davantage de guerriers et agirent comme si cela les protégeait, même si le dragon avait prouvé qu’ils n’avaient vraiment, vraiment pas besoin de guerriers armés. Mais les gens Mieux-Aimés sont très doués pour s’aveugler et bien que la plupart parlent maintenant avec nostalgie de leur bonheur perdu, ils faisaient semblant de ne pas savoir à quoi le changement était dû, s’affligeaient du malheur qui les frappait et au lieu d’admettre qu’ils avaient laissé cela arriver, ils montraient leur voisins du doigt et s’accusaient les uns les autres. Le pays fut bientôt ravagé par la terreur et plus personne ne savait comment faire revenir la paix. Le dragon régnait sur tout cela avec bonheur, sans même hausser la voix et devenait chaque jour plus gros et plus gras.
Pendant ce temps là, en exil, la petite fille qui voulait faire une omelette grandissait, la vieille lui enseignait la vie et à écouter ses os et le jeune homme prenait soin d’elles en récoltant des noix et en chassant des lapins pour leur dîner. Un jour, la petite fille dit : « Il est temps de chasser ce gros et gras dragon et d’en faire un méchoui. » La vieille se tut car elle n’avait plus rien à enseigner. Le jeune homme se tut car il attendait ce jour depuis longtemps et il saisit son arc et son baudrier et se prépara à partir. Mais la petite fille lui prit son arc et le posa dans un coin. Puis elle alla chercher un luth et le donna au jeune homme. Elle lui apprit un petit air entraînant et ils partirent sur les routes. Partout où ils passaient, ils s’installaient à un coin de rue, le jeune homme jouait son petit air et la petite fille chantait un conte et vite vite, ils s’en allaient avant de se faire attraper par les guerriers et leurs bâtons. La chanson parlait de bonheur perdu et de terreur et finissait joyeusement. Ceux qui l’entendaient pleuraient et riaient car ils retrouvaient espoir sans bien savoir pourquoi.
La rumeur de leur passage se répandit et la chanson fut bientôt entendue partout. L’air était si entraînant et les gens avaient depuis si longtemps été privés de musique qu’ils ne pouvaient s’empêcher de la répéter. La petite fille et son compagnon disparurent comme ils étaient venus mais la chanson resta. Le dragon interdit qu’on la chante et croqua quiconque se risquait à la chanter devant lui mais il ne put empêcher les vieilles de chanter devant les berceaux et même les guerriers avec leurs bâtons se mirent à fredonner. Lorsqu’elle fut connue partout, la petite fille revint et avec elle le jeune homme et la vieille femme. Ils partirent du village le plus éloigné et se mirent à chanter. Ils marchèrent toute la journée, se rapprochant du village du dragon. Sur leur passage, les gens se rassemblaient et se mettaient à chanter puis ils les suivaient. Le soir venu, ils chantaient toujours et une petite foule les suivait. Ils ne s’arrêtèrent pas mais allumèrent des torches et marchèrent toute la nuit. Au matin, la foule avait grandi derrière eux et ils marchaient toujours en chantant. Le dragon les vit venir mais il fut secoué de rire. Ces minuscules idiots ne pouvaient rien contre sa puissance. Il croqua quelques vaches et s’assoupit.
A la fin du deuxième jour, la moitié du pays suivaient la petite fille et bien qu’elle fut très fatiguée, elle se s’arrêta pas pour la nuit mais alluma une torche et poursuivit son chant. Au matin du troisième jour, tout le pays suivait en chantant. Le dragon sentit un pincement d’inquiétude mais il était confiant : un souffle enflammé et ils se disperseraient. Il gronda mais toujours la procession s’avançait en chantant. Le dragon se mit à rire, pensaient-ils le terrasser par un chant ? Lui si formidablement puissant ? Plein de mépris, il engloutit quelques tonneaux et s’endormit. La petite fille en profita : elle avait préparé un couplet qu’elle n’avait jamais chanté. Et voici ce qu’elle chanta aux gens rassemblés :
« Prenez une corde épaisse et attachez les ailes, serrées, serrées.
Prenez des pieux solides et fixez les dans le sol, profond, profond.
Prenez une couverture épaisse et bandez lui les yeux,
Enfin prenez une hache affûtée et tranchez lui le cou »
Et pendant qu’elle chantait, les gens firent ce qu’elle disait et ainsi fut tué le grand dragon. Ils dépecèrent sa carcasse et festoyèrent de sa viande pendant trois jours et trois nuits. Ils firent des joyaux de sa peau brillante et couronnèrent la petite fille. Les guerriers jetèrent leurs bâtons et prirent des instruments de musique et ils apprirent à nouveau à aimer la poésie et les chants. Il fallut du temps et les gens eurent encore faim et froid pendant bien des saisons mais ils se souvinrent longtemps de l’attrait de l’œuf merveilleux du dragon.
Ainsi il fut et ainsi il sera et l’histoire s’arrête là.
La version en anglais se trouve là !
Un conte inspiré de discussions avec ❤Marco sur l’état du monde… Il est dédié à sa tendre âme adorée.
Bonsoir. J’aime beaucoup ton œuf de dragon. Typique d’un conte traditionnel … Bien construit … Belle narration ! Tu vas vraiment finir conteuse, toi ! C’est sûr ! Il faudrait le distribuer en vue des prochaines élections de 2017, ce conte. Enfin, je trouve …