Il était une fois et une fois il n’était pas, il sera encore, ou pas. Cette fois-là, il y avait dans un petit village une petite fille joyeuse et insouciante qui aimait jouer, rire et raconter des histoires.
Une nuit, elle fut réveillée en sursaut par le cliquetis de la serrure qui s’ouvrait doucement, doucement. Tout d’abord elle crut qu’elle rêvait car la serrure était de bonne facture, une des meilleures que son père avait faites et rien d’autre que sa petite clef argentée ne pouvait la déverrouiller. Pourtant la porte s’ouvrit et une ombre sombre entra, se faufila près du lit. La petite fille, terrifiée, s’était cachée sous les couvertures. Mais dans sa hâte, elle avait oublié une mèche de ses cheveux qui dépassait du drap. L’ombre approcha, renifla, tendit un bras et attrapa la mèche de cheveux. Puis, saisissant de petits ciseaux d’obsidienne, coupa la mèche d’un geste vif et s’en alla. La petite fille n’osait pas bouger. Enfin le jour se leva. Risquant un œil de sous le drap, elle vit que sa chambre était vide. Elle courut chercher sa mère et lui raconta toute l’affaire. Mais sa mère se moqua d’elle.
» Petite sotte ! Te voilà effrayée par l’ombre d’une chouette devant la lune ! Tu as bien trop d’imagination ! Cesse d’inventer des mensonges et va plutôt cueillir des champignons ! »
La petite fille insista, montrant comme preuve ses cheveux coupés. Mais sa mère se fâcha et se mit à crier.
» Ça suffit ! Tu t’es coupée les cheveux toute seule et tu cherches maintenant à ne pas être punie ! Tu es bien laide ainsi ! Maintenant va dans la forêt et cesse de m’ennuyer ! »
La petite fille s’éloigna, toute triste. Elle alla dans la forêt, ramassa des champignons et n’importuna plus sa mère ce jour-là. Elle essaya de se persuader qu’elle avait rêvé, que c’était l’ombre d’une chouette devant la lune et qu’elle avait inventé tout ça. Sa mèche repoussa et elle n’y pensa plus.
Quelques temps plus tard, alors qu’elle dormait paisiblement, elle fut à nouveau réveillée par le cliquetis de la serrure. Terrorisée, elle se cacha encore sous la couverture, prenant soin de bien couvrir toute sa chevelure. Mais elle oublia qu’elle tenait le drap à deux mains et que ses doigts dépassaient. L’ombre se faufila, s’approcha, renifla, vit les doigts, prit ses petits ciseaux d’obsidienne et clic clac clic, coupa les ongles de la petite fille. N’osant pas bouger, elle resta cachée jusqu’au lever du jour. Enfin elle osa jeter un œil de sous le drap et vit que sa chambre était vide. Elle courut trouver sa mère et lui conta cette nouvelle affaire. Mais à nouveau, sa mère se moqua d’elle.
» Tu as vu une chauve-souris ! Tout le monde sait bien qu’on ne peut pas ouvrir une serrure faite par ton père sans en avoir la clef ! Cesse d’inventer des histoires à dormir debout ! Maintenant va cueillir les haricots ! »
La petite fille insista et montra pour preuve ses ongles coupés. Mais sa mère la complimenta.
« C’est bien ! Tu as coupé tes ongles toute seule, pas besoin d’inventer des sornettes pour te justifier ! Maintenant va dans le potager et cesse de m’importuner ! »
La petite fille s’éloigna, troublée. Elle alla dans le potager et cueillit les haricots. Toute la journée elle essaya de se persuader qu’elle avait rêvé et qu’elle avait vu une chauve-souris. Elle se répéta qu’elle avait trop d’imagination et quand ses ongles eurent repoussé, elle avait tout oublié.
Bien plus tard, pendant les moissons où les journées sont éreintantes et les nuits courtes, elle alla se coucher et s’endormit bien vite d’un sommeil de plomb. La serrure cliqueta mais elle ne se réveilla pas. L’ombre se faufila, s’approcha, renifla mais la petite fille ne se réveillait toujours pas. L’ombre se pencha, saisit ses petits ciseaux d’obsidienne et d’un geste vif piqua la petite fille au dessus du cœur. Elle recueillit prestement l’unique goutte de sang sur un petit mouchoir blanc et s’enfuit, claquant la porte derrière elle. La petite fille éveillée par la douleur vive remarqua à peine l’ombre qui s’enfuyait et se mit à crier. Mais c’était trop tard et le mal était fait car l’ombre était celle d’un sorcier maléfique qui volait l’âme des enfants de la région et il n’avait besoin pour ça que d’une mèche de cheveux, de quelques rognures d’ongle et d’une goutte de sang, avec quoi il fabriquait de petites poupées et leur faisait faire des choses maléfiques.
La petite fille terrorisée se cacha sous les draps et ne dormit pas plus cette nuit là. Le lendemain matin, sa mère vint la voir dans sa chambre. La petite fille qui n’avait plus d’âme essaya de lui raconter ce qui s’était passé mais elle s’embrouillait dans son récit et ne savait plus du tout ce qui lui était arrivé. Tout ce qu’elle savait c’est qu’elle avait terriblement mal au cœur. Cette fois, sa mère se fâcha.
« J’en ai assez de tes mensonges éhontés ! Tes cris ont réveillé toute la maisonnée cette nuit et tu essaie encore d’inventer un conte de fées ! Tu es consignée dans ta chambre pour la journée ! »
La petite fille qui n’avait plus d’âme baissa le nez, un peu honteuse. Elle ne savait plus pourquoi elle avait crié. Elle passa la journée enfermée et s’occupa de raccommoder le linge. Le temps passa, la douleur diminua un peu et elle s’y habitua. Elle ne parla plus jamais de l’ombre et n’inventa plus jamais d’histoire. Elle grandit, apprit la couture, la cuisine et tout le nécessaire à la bonne tenue d’un ménage. Elle oublia l’ombre et la douleur et le cri dans la nuit.
Quand elle eut l’âge de quitter ses parents, la jeune fille qui n’avait plus d’âme rencontra un beau jeune homme. Elle pensa qu’elle serait bien en sécurité avec lui et qu’il ne lui arriverait plus jamais rien. Lorsqu’il demanda sa main, elle accepta. Il y eut une grande et belle fête et elle quitta ses parents pour vivre avec son mari. La nuit de ses noces, elle fut réveillée par un craquement. Un vague souvenir lui vint et s’en fut mais son mari dormait près d’elle, paisible et ne s’éveilla pas. Elle se leva et alla voir à la fenêtre. Elle vit qu’une chauve-souris avait heurté le carreau et lâché son butin sur le rebord : une toute petite luciole qui semblait mourante. Elle allait l’expédier par-dessus le rebord sans remords quand la luciole se mit à la supplier.
« Attends, attends ! Pose-moi à l’abri sous une feuille et je te ferai un somptueux cadeau ! »
La jeune mariée qui n’avait plus d’âme haussa les épaules. Peu lui importait le sort de la luciole, pourtant elle jeta un châle sur ses épaules, prit dans ses mains la luciole et sortit, laissant son époux endormi. Elle déposa la luciole sous une large feuille de rhubarbe et tourna les talons.
« Attends, attends ! Tu oublies ton cadeau ! Voici trois grains de blé. Écoutes attentivement : Manges-en un dès demain matin et conserve précieusement les deux grains restant. Dans un an jour pour jour, tu mangeras le second et tu conserveras le dernier grain pendant un an de plus avant de l’avaler. Fais comme j’ai dit et tu recevras le plus beau des cadeaux. »
La femme qui n’avait plus d’âme haussa les épaules mais pris les grains de blé.
Le lendemain matin au petit-déjeuner, la femme qui n’avait plus d’âme avala les trois grains de blé tout rond sans se préoccuper des instructions de la luciole. Bientôt, son ventre commença à s’arrondir et tout le monde autour d’elle se réjouit qu’elle ait déjà un enfant. Mais elle n’avait plus d’âme pour se réjouir et elle se contenta de tricoter des petits vêtements de bébé et de préparer une petite chambre de bébé. Plus le temps passait, plus son ventre se faisait rond et lourd et les vieilles sages vinrent la voir et passèrent du temps à palper et à observer et conclurent qu’elle aurait des jumeaux. Sans s’émouvoir car elle n’avait plus d’âme, elle reprit son tricot et prépara une deuxième chambre. Vint le moment de la naissance et à la surprise de tous, elle donna le jour à trois petites filles parfaites, très différentes les unes des autres. La première était rousse et vive et rebelle. En grandissant, elle devint une sauvageonne qui aimait courir dans les bois, danser et chanter. La seconde était blonde et sage et travailleuse. En grandissant, elle devint passionnée par toutes les choses qui poussent et passa tout son temps au jardin. La troisième était brune et curieuse et secrète. En grandissant elle devint savante et passa tout son temps le nez plongé dans les livres.
La mère qui n’avait plus d’âme se fit un devoir de s’occuper de sa famille et de sa maisonnée. Elle faisait le ménage avec diligence, préparait toujours les repas à temps et faisait tout ce que l’on peut attendre d’une épouse et d’une mère dévouée. Ses amis admiraient ses actions et disaient d’elle qu’elle était dévouée corps et âme à sa famille et personne ne s’apercevait que seul son corps s’attelait à la tâche et qu’aucune âme n’insufflait de vie à ce qu’elle accomplissait. Elle même ne se souvenait pas d’avoir eu une âme ni de la façon dont on la lui avait volée. Mais ses trois petites filles elles, savaient que quelque chose n’était pas comme il fallait et elles étaient résolues à aider leur mère.
Un jour, lorsqu’elles eurent sept ans, leur mère qui n’avait plus d’âme appris que sa mère était mourante et voulait la voir. Sans s’émouvoir puisqu’elle n’avait plus d’âme, elle mit de l’ordre dans sa maison, prépara un balluchon et partit, emmenant ses filles avec elle. Lorsqu’elles arrivèrent dans la maison où la mère qui n’avait plus d’âme avait grandi, celle-ci leur dit :
« Allez jouer, je vais m’occuper de votre grand-mère. Ne venez pas m’ennuyer et nous repartirons bientôt. »
La première petite fille s’échappa aussitôt pour aller courir dans les bois et y resta tant qu’on n’alla pas la chercher pour rentrer. La deuxième petite fille partit en sautillant vers le jardin et le désherba avec soin, jusqu’à ce qu’on l’appelle pour partir. La troisième petite fille prit son livre dans le balluchon, s’assit au coin de l’âtre et y resta à lire jusqu’à ce qu’on la secoue pour partir. Puis leur grand-mère mourut et elles en furent bien tristes car elles l’aimaient beaucoup mais leur mère qui n’avait plus d’âme ne pouvait pas être triste. Elle les rassembla et elles rentrèrent chez elles.
Un jour, lorsqu’elles eurent seize ans, les trois filles se réunirent en secret pour parler de leur mère qu’elles aimaient beaucoup. La première, celle qui était rousse et rebelle, dit :
« Notre mère est malade. Je l’aime de tout mon cœur mais je ne peux rien faire pour l’aider. »
Et elle partit dans le vaste monde pour y vivre sa propre vie. La deuxième et la troisième filles restèrent et ce fut comme si leur sœur n’était pas partie pour leur mère qui n’avait plus d’âme. La vie continua ainsi et les deux filles voyaient que leur mère n’était pas complètement là mais elles ne savaient pas quoi faire.
Un jour, lorsqu’elles eurent dix-sept ans la deuxième fille, celle qui était blonde et travailleuse, vint voir sa sœur et lui dit :
« J’aime notre mère de toute mon âme mais j’ignore ce qui lui manque et je ne peux pas l’aider. »
Et elle aussi partit dans le vaste monde y vivre sa propre vie. La troisième fille resta. Elle essayait d’aider sa mère à se rappeler ce qui lui manquait mais souvent, quand elle parlait avec elle de choses qu’elles avaient faites ensemble, sa mère répondait :
« Je ne m’en souviens pas, tu dois l’inventer ! Tu lis trop de livres et tu as bien trop d’imagination ! »
Mais la troisième fille avait bonne mémoire et elle savait ce qui était arrivé et ne laissait pas sa mère l’oublier. Pourtant elle ne parvenait pas à découvrir le souvenir enfoui de l’âme de sa mère.
Lorsqu’elle eut dix-huit ans, elle décida de partir dans le vaste monde chercher un remède pour sa mère qui n’avait plus d’âme. Mais ses sœurs lui manquaient et elle partit d’abord à leur recherche.
Elle trouva sa première sœur dans une forêt, mariée à un chasseur. Elle lui parla de sa quête mais sa sœur lui dit :
« Je ne veux pas en entendre parler. Je ne peux pas aider notre mère et maintenant j’ai à penser à ma propre famille. »
Elle n’insista pas et partit le lendemain. A peine avait-elle reprit la route que sa sœur la rattrapa en courant. Elle lui donna un petit paquet et dit :
« J’ai trouvé ça en jouant dans le bois près de la maison de grand-mère. Je viens seulement de m’en souvenir, prends-le, peut-être que ça t’aidera. »
Elle repartit aussitôt, courant à toute vitesse. La troisième sœur la regarda disparaître entre les arbres puis ouvrit le paquet. Elle découvrit une minuscule tête de poupée avec des cheveux semblables à ceux de leur mère qui n’avait plus d’âme. Frissonnant, elle remballa soigneusement l’étrange cadeau et reprit son chemin.
Elle trouva sa deuxième sœur dans une ferme, mariée à un maraîcher. Elle lui expliqua ce qu’elle cherchait mais sa deuxième sœur non plus ne voulut pas l’aider. Le lendemain matin alors qu’elle allait partir, la deuxième fille vint trouver sa sœur, lui remit un paquet et dit :
« J’ai fait un rêve étrange cette nuit et je me suis souvenue que j’avais trouvé ça au fond du potager, dans la maison de grand-mère. Je ne sais pas pourquoi je l’ai conservé ! Prends-le, ça t’aidera peut-être. »
Puis elle poussa sa sœur dehors et claqua la porte derrière elle. La troisième fille ouvrit le paquet et découvrit deux minuscules bras de poupée et deux minuscules jambes de poupée. Frissonnant, elle remballa le cadeau de sa sœur et réfléchit.
« Ma première sœur a trouvé la tête dans le bois et ma deuxième sœur a trouvé les bras et les jambes dans le potager mais moi je n’ai rien trouvé. Je vais retourner à la maison de grand-mère et voir ce que je peux découvrir. »
Et c’est ce qu’elle fit.
En arrivant devant la maison de sa grand-mère, son cœur se serra. La bâtisse était presque en ruine, la porte disparue et les fenêtres béantes. Des serpents infestaient le jardin et des rats peuplaient la cave, les chats sauvages avaient fait leur litière dans les matelas éventrés et les chauve-souris hantaient le grenier. Dans un recoin, elle trouva un balai et entreprit de chasser la vermine. En nettoyant les lieux, elle découvrit une porte fermée. Elle eut beau tout essayer, elle ne parvint pas à l’ouvrir. Continuant son exploration, elle découvrit l’atelier du serrurier, le père de la petite fille qui n’avait plus d’âme. Le souffle coupé, elle regarda les centaines de clefs accrochées au mur. Il en pendait même en bouquets du plafond. La troisième fille retroussa ses manches, prit la première clef et alla jusqu’à la porte close. Mais la clef n’entrait même pas dans la serrure. Elle testa patiemment chacune des centaines de clefs sans succès. Lorsqu’elle eut testé la dernière et que la porte refusa encore de s’ouvrir, il faisait presque nuit.
Découragée, elle s’allongea près de l’âtre. Elle commençait à somnoler quand elle entendit un grattement venant de la cheminée. Elle scruta les cendres mais ne vit rien. Elle allait s’endormir quand elle entendit un craquement venant de la cheminée. Elle regarda de plus près mais ne trouva toujours rien. Haussant les épaules, elle se rallongea, fatiguée et ferma les yeux. Avec un grand fracas, un bloc de suie tomba dans le foyer, répandant un nuage noir. Lorsque la poussière fut retombée, la troisième fille découvrit une petite clef brillante au milieu des scories. Elle la saisit et se précipita vers la petite porte close. La petite clef argentée tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit enfin. La troisième fille entra dans une chambre de petite fille et vit, posé sur l’oreiller, un drôle de jouet. En y regardant de plus près, elle vit que c’était le torse d’une minuscule poupée avec un minuscule cœur cousu au milieu de la poitrine. Elle sortit la minuscule tête de poupée trouvée par sa première sœur dans le bois et la posa à sa place. Puis elle ajouta les minuscules bras et les minuscules jambes de poupée trouvés par sa deuxième sœur dans le potager. Enfin elle saisit son nécessaire à couture, prit du fil, une aiguille et cousit le tout ensemble. Mais le fil ne cessait pas de casser. Elle en prit un autre mais n’y parvint pas mieux. Décidée à réparer la poupée, elle prit du fil de pêche très résistant et cette fois réussit sa couture mais au moment de nouer le dernier nœud, le fil cassa encore et les morceaux de poupée s’éparpillèrent sur l’oreiller. À ce moment, lui revinrent en mémoire les paroles de ses sœurs.
« Nous aimons notre mère de tout notre cœur et de toute notre âme mais nous ne pouvons rien faire pour elle. »
Et elle aussi aimait beaucoup sa mère mais elle pouvait rien faire et elle décida donc de rentrer chez elle. Elle rassembla les minuscules morceaux de poupée et la petite clef argentée, les noua dans son mouchoir et quitta la vieille maison de sa grand-mère sans se retourner.
En revenant près de sa mère après des années d’absence, la troisième fille la trouva qui préparait la soupe comme à l’accoutumée. La mère qui n’avait plus d’âme ne montra ni surprise ni joie au retour de sa troisième fille, elle se contenta de la faire asseoir et de lui donner à manger. Mais la soupe était fade et sans goût et la troisième fille repoussa bien vite son assiette. Lorsque sa mère qui n’avait plus d’âme eut fini de s’agiter pour nettoyer vaisselle et cuisine, la troisième fille lui prit les mains et la fit asseoir. Elle sortit son mouchoir et déballa la petite clef argentée et les minuscules morceaux de poupée. La mère qui n’avait plus d’âme pâlit, rougit, pâlit encore et c’était plus d’émotions que sa fille n’en avait jamais vu sur son visage. La mère qui n’avait plus d’âme écouta en silence le récit de sa troisième fille. Pour une fois elle ne l’interrompit pas, ne lui dit pas qu’elle inventait des histoires mais au contraire elle l’écouta avec attention. Le récit s’acheva quand la troisième fille expliqua qu’elle n’avait pas réussi à recoudre la minuscule poupée.
La mère qui n’avait plus d’âme resta quelques instants à caresser les objets que sa troisième fille lui avait rapportés puis d’un air décidé, elle alla chercher sa boîte à couture. C’était une bien plus grosse boîte que le petit nécessaire de voyage de la troisième fille et il y avait sûrement dedans un fil assez costaud pour recoudre la poupée. La mère qui n’avait plus d’âme ouvrit la boîte et en sortit une petite aiguille argentée que son père avait fabriquée pour sa dot. Puis elle ouvrit un petit compartiment secret et sortit trois mèches de cheveux roux, blonds et bruns, qu’elle avait soigneusement conservées la première fois qu’elle avait coupé les cheveux de ses filles. C’étaient des cheveux fins de bébé. Elle en prit un de chaque mèche et avec les trois cheveux fins de bébé, roux, blond et brun, elle fit une tresse fine fine fine qu’elle enfila sur son aiguille. Puis pique pique pique, elle cousit la tête. Pique pique pique, attacha les bras. Pique pique pique, rajouta les jambes. Elle fit le dernier nœud et la minuscule poupée s’anima. Elle secoua sa minuscule tête de poupée et un cheveu s’en détacha. La mère qui n’avait plus d’âme le recueillit prestement et le jeta dans le feu. Il brûla avec un grésillement et disparut en fumée. Puis la minuscule poupée dansa et tapa dans ses minuscules mains et une rognure d’ongle se détacha. La mère qui n’avait plus d’âme l’attrapa et la jeta prestement dans le feu. Il y eut un grésillement et l’ongle disparut en fumée. Enfin la minuscule poupée s’assit. Sa tête retomba et ses bras retombèrent et là où était cousu son minuscule cœur une petite goutte de sang perla. La mère qui n’avait plus d’âme la recueillit sur son doigt et la posa sur son cœur et aussitôt une vieille douleur familière disparut en fumée.
La femme qui avait retrouvé son âme rit, pleura, se mit en colère et se réconcilia. Puis elle appela ses filles et prépara une grande fête qui dura trois jours et trois nuits. Chaque nuit des centaines de lucioles venaient illuminer la fête et il y eut beaucoup d’histoires racontées qui n’étaient pas toutes vraies.
Cette histoire-ci ne se termine pas ainsi, mais continue encore longtemps, car l’âme retrouvée permit enfin à la petite fille à qui elle avait été volée de grandir et de vivre et en vérité c’est là le véritable début de son histoire car il lui arriva ensuite de très nombreuses et belles aventures.
Je vais faire un peu comme ça vient.
D’abord, c’est très plaisant à lire car tu maîtrises parfaitement le conte et on se laisse très facilement embarquer dans ce récit enfantin.
Mais un conte ce n’est pas qu’une belle histoire qui effrait et finit bien…
Du coup, j’ai envie de te dire que tu as bien raison de penser qu’il y a des choses que tu ne peux pas faire à la place de ceux qui n’ont pas d’âme ou autres alexithymiques.
Pour finir, je trouve ton parallèle bien trouvé et parlant bien que je n’ai pas percuté instantanément puisque j’étais dans la féerie de l’histoire.
Alors là bravo, je suis bluffée, autant par la forme que par le fonds !!!!!
À propos la version « 3 lucioles » :
Pour être franc, je trouve ça trop lourd maintenant. Ça ajoute un personnage inutile, la vieille du village, dont je trouve les interventions très rétrogrades.
Et puis ça me semble aller en contradiction avec le fait qu’elle n’a plus d’âme. Pour moi, ne plus avoir d’âme empêche en partie d’avoir une évolution.
Et puis, c’est quand même rare de tomber une fois sur une luciole mourante sur le bord de sa fenêtre, alors deux fois ! Et qui parlent !
Je vais encore défendre ta première version. Lorsque la luciole dit d’avaler un grain chaque année, ça annonce la triple répétition classique des contes, mais comme elle n’a pas d’âme, elle rompt cette répétition. C’est à la fois inattendu et ça illustre son vide d’âme, je trouve.
Qu’est-ce que tu n’aimais pas dans cette version ?
La version alternative :
La nuit de ses noces, la jeune mariée qui n’avait pas d’âme entend un bruit, se lève et sauve la luciole. Celle-ci lui donne trois grains de blé mais lui précise qu’elle ne doit en manger qu’un seul le lendemain et conserver les deux autres. Elle doit attendre un an avant de manger le deuxième et encore une année de plus avant le troisième. Mais la femme qui n’avait plus d’âme n’écoute pas ce conseil et avale les trois grains d’un coup.
Et vous, laquelle de ces deux versions vous paraît meilleure ? Une luciole ou trois lucioles ? Manger un grain de blé par an ou bien les trois d’un coup ?
Très beau conte d’amour filial. Toutes les filles devraient faire lire ce conte à leur maman, quand celle-ci ne semble plus aussi présente et aimante pour sa (ses) fille(s). Tu l’as fait lire à ta mère ? A tes sœurs ?
L’idée des cheveux des filles assez solide pour recoudre l’identité maternelle perdue… Très chouette ! Je crois avoir déjà vu cela dans d’autres contes mais je n’ai pas de titre en tête.
Merci beaucoup ! J’hésite à leur faire lire parce que justement c’est un peu trop facile d’y retrouver l’histoire familiale (et on est trois sœurs en plus). Alors oui, bien sûr, c’est une lecture qui n’est pas fausse mais comme tous les contes de fées, celui-ci n’est pas à prendre au pied de la lettre. C’est aussi et avant tout un récit de ce qui se passe dans la psyché lorsque l’on subit un traumatisme et que l’on perd le contact avec ce qui fait la vie de l’âme : les émotions. Dans cette optique, tous les personnages sont des aspects d’une seule entité. La luciole elle-même est ce qui de l’âme n’a pas pu être arraché par l’ombre maléfique et les filles sont une part de la personnalité de l’héroïne qui continue à se battre pour retrouver son intégrité.
Et encore merci à toi de m’avoir fait lire « Femmes qui courent avec les loups » parce que sans ça, je n’aurais jamais écrit cette histoire.