J’ai réussi. Me voici enfin en présence de l’empereur. Moi qui suis si sûr de ma force, de mon courage, moi qui me suis répété un million de fois qu’un empereur n’est qu’un homme, me voilà impressionné par cette présence. Le doute m’envahit. Ma raison a beau énumérer tous les arguments si souvent ressassés contre la nature divine des empereurs romains, mon âme est sensible aux qualités qui se devinent en ce souverain. Il n’est pas si grand, il n’est même pas si musclé, mais il a ce regard, ce regard changeant.
Lorsque j’ai été admis en sa présence, il se tenait sur la terrasse, face à la mer et il avait les yeux fixés sur l’horizon. Attendait-il le retour de quelque navire ou scrutait-il l’augure des nuages ? Il avait alors un regard un peu flou, un peu tendre, comme s’il élaborait en secret quelque poème à réciter à une femme. Puis il s’était tourné vers moi et le poète avait disparu, faisant place à l’homme d’état. Ses yeux n’avaient perdu ni en intelligence ni en compassion mais il m’évaluait en silence, pondérant sans doute les rapports qu’il avait reçus sur moi, sur ma famille, cherchant à savoir s’il pourrait se fier à moi dans cette missions délicate. Je ne me faisais pas d’illusion, il aurait sans doute préféré s’adresser à un proche, quelqu’un à la loyauté éprouvée plutôt qu’à un inconnu. Mais il ne pouvait avoir aucun lien avec cette affaire et j’avais été choisi précisément pour mes opinions politiques et religieuses qui m’auraient valu la mort sans la protection du préfet : j’étais sacrifiable. Il resta silencieux un long moment et je restai impassible sous cet assaut invisible. Je tins. Je tins encore.
Finalement il se lassa et un pâle sourire fit frémir sa moustache. Il se détourna et partit sans m’adresser un mot. Il dut cependant signaler son accord de quelque mystérieuse manière car l’esclave qui m’avait escorté jusque là m’emmena dans une dépendance où l’on m’équipa de tout le nécessaire. Pas une parole ne fut prononcée. Ce n’était guère utile : tout avait été dit et depuis longtemps. J’avais fait mes adieux à mon préfet dans l’éventualité probable où je ne reviendrais pas. J’avais l’esprit embrumé en prenant la route, l’image du co-monarque restait fixée dans mon esprit. Son air intelligent m’avait frappé, sa prestance m’avait fait douter de mes idées, ses yeux m’avaient troublé mais ses lèvres, ses lèvres douces m’avaient chaviré le cœur, ses lèvres tendres sous le fin plumeau de moustache dont j’imaginais tremblant la chatouille sur ma peau nue…
Je me repris, je ne pouvais me permettre de faiblesse pour ce qu’il me fallait accomplir. Jusqu’au moment de cette rencontre j’avais cru que je saboterai la mission pour prouver à tous que l’empereur n’était pas un dieu, qu’il n’était pas omniscient, qu’il n’avait pu prévoir ma défection. Mais le voir lui, ainsi, si simple, si proche et pourtant si… grand ! Le voir avait tout changé. Le monde avait fait un salto sur son axe et j’étais le seul à m’en être aperçu. Le soleil semblait toujours à la même place dans le ciel mais subtilement il me semblait que tout serai désormais différent. J’étais déterminé à accomplir fidèlement ma mission, à prouver mon amour pour cet être exceptionnel, pour tenter de m’en montrer digne.
Sur la route de Rome à Ostie, un homme, perdu dans sa rêverie, cheminait tranquille. Il n’eut qu’un instant à peine pour être surpris de la douleur vive qui perça son cœur. Baissant les yeux, il vit la flèche et mourut. Son corps fut retrouvé le lendemain par des marchands, rendu méconnaissable par les charognards. Seul, un préfet se lamenta quelques temps sur son absence inexpliquée puis se consola avec ses esclaves.
L’empereur crut à sa désertion et envoya un autre jeune homme à sa place. A peine l’ombre d’un nuage troubla-t-elle son noble front à l’idée d’avoir mal jugé l’homme.
Quelques jours plus tard, personne ne se souvenait plus de lui.
L’atmosphère de votre Marc Au & co me rappelle ce livre de Yourcenar que j’aime tant : les mémoires d’Hadrien. J’espère que la comparaison ne vous dérange pas.